Le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle au Moyen-Âge

Le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle au Moyen-Âge

par Maurice Delorme
Agrégé de l'Université
Facultés des lettres et sciences humaines de Saint-Etienne

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Pèlerinage de Compostelle, Les chemins en France

Trois grands pèlerinages ont guidé les pas du pèlerin médiéval :
  • Jérusalem où depuis le IVe siècle les chrétiens, s'inscrivant dans la tradition juive pour qui le pèlerinage était rituel, vont retrouver les lieux où vécut le Christ et superposent très vite à cette tradition hébraïque la tradition chrétienne, c'est-à-dire la vision d'une Jérusalem Idéale, Absens et Praesens, la Jérusalem nouvelle de l'Apocalypse, vers laquelle l'on marche matériellement et spirituellement et pour laquelle furent les derniers mots de Saint-Louis agonisant sur la terre d'Afrique.
  • Rome, où siège le pape et où sont vénérées les reliques de Pierre et de Paul.
  • Saint-Jacques-de-Compostelle enfin, dont nous allons nous entretenir. Saint-Jacques se trouve en Galice, au Nord-Ouest de l'Espagne et l'on y vénère l'Apôtre Jacques le majeur.

    Alors que dans les siècles d'apogée du Moyen-Age - son midi selon M. Génitot - Rome voit son pèlerinage quelque peu éclipsé à cause des luttes entre la Papauté et l'Empire et que Jérusalem connaît (dès la fin du XIe siècle) le phénomène des croisades qui transforme les données traditionnelles du pèlerinage, Saint-Jacques-de-Compostelle apparaît comme le pèlerinage médiéval par excellence et connaît une indiscutable suprématie de la fin du XIe siècle à la fin du XIIIe siècle. Une gloire aussi durable ne fut pas sans laisser bien des traces et la chose est heureuse pour l'historien...

    En effet, le problème des sources est important dans le cas de Compostelle car elles sont nombreuses et de valeur souvent inégale, ce qui oblige à trier tout en prenant son bien partout.

    Ces sources sont d'abord des sources écrites tout d'abord un célèbre manuscrit du XIIe siècle, oeuvre d'un moine poitevin - Le guide du pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle - mérite toujours l'attention de qui veut étudier ce problème. Cet ouvrage fait partie d'une vaste compilation - le liber Saneti Jacobi - dont l'Archétype est conservé aux archives de la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle. Nous aurons d'ailleurs à reparler du rôle de cet ouvrage dans le développement du pèlerinage. Il y a aussi pour sources écrites les itinéraires et récits des pèlerins eux- mêmes, les vies de Saints (essentiellement la légende dorée de Jacques de Voragine qui est du XIIIe siècle et nous donne une vue intéressante de ce que représentait Saint-Jacques pour l'homme du Moyen-Age), les recueils de miracles, les documents diplomatiques, les pièces liturgiques et conciliaires (canons pour protéger le pèlerin, ou le punir s'il devenait quelque peu coquillard)... Enfin des documents proprement littéraires, moins les poèmes épiques que les chroniques diverses ou ouvrages sur tel ou tel sanctuaire...
    Il est des sources iconographiques et monumentales (a) non moins précieuses : sanctuaires, calvaires et coquilles répandues un peu partout, prière pétrifiée (selon le mot d'Alphander dans la Chrétienté et l'idée de croisade) d'une époque de foi intense.
    Enfin la Toponymie est précieuse, ainsi en Espagne où Del Camino est joint comme un prestigieux suffixe au nom des localités qui jalonnaient la route des pèlerins.

    Tout comme eux nous allons prévoir notre route dans cette causerie nous devrons d'abord dire ce qu'est ce pèlerinage au départ, quelle est son origine, puis examiner ses facteurs de développement et son évolution enfin, ayant placé ce pèlerinage dans son contexte historique, nous essayerons d'en donner une vue plane, d'en faire une sorte de tableau, en en étudiant les hommes, les routes et les rites.

    Le pèlerinage compostellan : Origine, facteurs de développement et évolution

    Tout pèlerinage médiéval se faisait à un tombeau ceux de Saint-Pierre et Saint-Paul à Rome, celui de Saint-Hilaire à Poitiers, celui de Saint-Martin à Tours. etc... et, par un paradoxe qui n'est qu'apparent, le tombeau le plus prestigieux - le Saint Sépulcre à Jérusalem - est vide. Le pèlerinage de Compostelle se faisait au tombeau de Jacques le Majeur qu'il nous faut voir dans sa réalité historique, puis dans l'image que le Moyen-Age s'est faite de lui avant de distinguer les composantes essentielles qui ont créé ce pèlerinage.

    Saint Jacques le Majeur, le Boanergès, c'est-à-dire le fils du tonnerre, était (aussi) fils de Zébédée et frère de Jean, ami de Pierre et d'André, avec qui il pêchait à Tibériade. Il est présent lors de la résurrection de la fille de Jaïre, à la transfiguration et lors de l'agonie du Christ au Jardin des Oliviers. Après la mort de Jésus, il devient l'un des grands prédicateurs de la bonne nouvelle et meurt le premier parmi les apôtres lors de la persécution d'Hérode Agrippa en 43 c'est là tout ce que l'on sait, et c'est peu de choses... Est-il allé en Espagne entre l'ascension et son martyre ? Certaines conditions générales militent en faveur de cette thèse : à l'époque romaine les relations sont importantes entre le Moyen-Orient et l'Espagne ; de plus la parole du Christ allez, enseignez toutes les nations... et son enseignement étaient de nature à entraîner un tel voyage... Mais -contre cette thèse- les accroissements et déformations de la légende, faussant quelque peu les données, déjà minces, doivent être évoqués.
    En effet le merveilleux médiéval a beaucoup transformé les données historiques. Le culte de Saint-Jacques est attesté dès le VIIe siècle par une inscription de Mérida. Mais cet apôtre pèlerin a vu sa légende se former entre le IXe et le XIIIe siècle. Nous la possédons dans sa forme la plus complète dans la légende dorée de Jacques de Voragine. Elle rapporte que Jacques vint évangéliser l'Espagne mais ne put convertir que sept ou neuf (b) disciples selon les textes, et revint à Jérusalem où par la parole et les miracles il eut un tel succès qu'il entra en conflit avec des magiciens de grand renom auprès des juifs. Ceux-ci furent cependant si irrités des succès de sa parole qu'Abiathar, le grand prêtre, souleva le peuple et que Jacques fut supplicié. Sa tête et son corps ayant été jetés dans les champs pour y être dévorée par les chiens, ses disciples recueillirent ses restes et les apportèrent à la côte, où un vaisseau apparut miraculeusement et emporta son cadavre dépecé jusqu'à la côte galicienne.
    Là, après beaucoup de démêlés avec les autorités locales, les disciples - terrassant les dragons et détruisant des armées par des signes de croix ou par des miracles - purent enfin enterrer dignement leur maître. Jacques de Voragine ne parle pas de l'invention (c) de la tombe et passe directement aux miracles de Saint Jacques.
    Cependant, inexacte dans les faits, la légende dorée est précieuse par tout ce qu'elle révèle de l'esprit médiéval. Pour les hommes du Moyen-Age, la grandeur de Saint-Jacques se lisait magistralement dans leur univers (Yves Bottineau).

    Pelerinage de Compostelle, Le chemin en espagne, Camino Frances.jpg
    Pèlerinage de Compostelle, Le chemin en espagne, Camino Frances

    Origine

    Ainsi l'histoire, devenue la légende, a donné naissance à ce pèlerinage dans des circonstances favorables à un tel culte. En effet l'oubli s'était emparé de ce tombeau quand au IXe siècle en eut lieu l'invention. Comme l'écrit Mr Raymond Oursel Lorsque la chrétienté reconquiert l'Espagne, Dieu récompense en parlant. Au IXe siècle une étoile nouvelle se lève et aucune bête n'ose fouler ces champs...
    Des lueurs apparaissent dans la nuit (notons l'analogie avec les phénomènes qui ont accompagné la nativité) et un ermite révèle le lieu du tombeau à la suite d'une vision. On fait creuser le sol du champ de l'étoile où l'on trouve le sarcophage ; la linguistique - Campus Stellae ou (au pire) compostum - ne peut nier tout-à-fait... Dès lors un sanctuaire est dressé et les privilèges pleuvent : le culte de l'apôtre se répand en Europe et au IXe siècle (l'invention a eu lieu vers 813-816) le pèlerinage commence, lié (comme l'invention) à l'idée de croisade. Saint Jacques est le matamoros, le tueur de maures. D'ailleurs, si l'on en croit la légende, il a conduit les troupes chrétiennes à la victoire à Clavijo en 844. Il est donc pour l'Espagnol du Moyen-Age à la fois l'évangélisateur et le libérateur, notre Saint Martin et notre Jeanne d'Arc, comme le souligne (encore) Yves Bottinea. Mais aussi et peut-être surtout prier à Saint Jacques, c'était atteindre l'un des compagnons les plus proches du Christ et enfin Saint Jacques était le seul des douze à avoir conservé son intégrité physique (toute relative puisqu'il avait été dépecé, mais affective cependant puisque personne n'osa prétendre posséder en un autre endroit de la chrétienté une partie de son corps). Or ceci est important pour l'homme du Moyen-Age : l'indignation de l'auteur du guide du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle reprochant aux moines de Chamalières de prétendre posséder une partie du corps de Saint Gilles est à cet égard significative.

    Facteurs de développement

    Après sa naissance, le pèlerinage de Saint Jacques connaît un grand développement, dont nous allons examiner les causes avant de tracer un tableau rapide de l'histoire de ce phénomène.

    La première cause de ce développement est - nous l'avons vu en introduction - l'éclipse relative du pèlerinage romain du XIe au XIIIe siècle et les transformations importantes du pèlerinage à Jérusalem pendant la même période.

    Soulignons aussi que les mouvements de l'histoire occidentale avaient poussé depuis longtemps les français vers l'Espagne. Charlemagne et Louis le Pieux avaient souvent franchi les Pyrénées. Mais les attaques des basques se multiplièrent et aboutirent aux IX et Xème siècles à empêcher le passage, tandis que disparaissait la marche d'Espagne de Charlemagne et que la décadence carolingienne arrêtait toute politique française en Espagne jusqu'au XIe siècle, où la France reparut alors car favorisée par la fin des invasions et celle de ses luttes dynastiques. Entre les royaumes du Nord de l'Espagne et la Gascogne, le Languedoc et l'Aquitaine les relations - qui n'avaient jamais tout à fait cessé - reprirent de plus belle. Les mariages entre familles royales (Asturies, Navarre), comtales (Toulouse, Castille), ducales (Bourgogne) se multiplièrent, favorisant l'aide des seigneurs français à la reconquête. Curieux synchronisme : Huesca tombe grâce à des renforts français au moment où Urbain II lance la première croisade (1096)...

    Une troisième cause, déjà soulignée, est en effet le lien pèlerinage/reconquête. Aussi Saint-Jacques, à la différence de Rome, fut un pèlerinage organisé pour les princes d'Espagne, le chemin de Saint Jacques amène des hommes et des échanges à une époque où l'oeuvre la plus urgente de la chrétienté espagnole est la libération du territoire. Le pèlerin est protégé par des troupes et Saint Jacques protège ces soldats qui se savent témoins de la foi ainsi Mr Oursel cite la seigneur Arnaud Miro qui écrit à Hugues abbé de Cluny en 1066 Mous sommes aux frontières de la chrétienté, précédés, accompagnés, suivis par le souffle victorieux du Seigneur notre Dieu, nous avons rejeté les sarrasins au prix d'une très grande effusion de sang des deux côtés.. Dans le même esprit, Mrs Alphandery et Dupront ont montré dans la chrétienté et l'idée de croisade l'élaboration lente d'une théologie de l'action armée au XIe siècle: Raoul le Glabre soulignait que la gloire céleste était promise à ceux tombés pour la sauvegarde de la patrie et la défense du peuple catholique et Alexandre II n'hésita pas à poser le privilège sacré de ceux qui partaient pour l'Espagne lutter à cette frontière de la chrétienté (en 1063) : Rémission de leurs péchés... Pour Grégoire VII c'était là un droit véritable, une rémunération (I. E. juste récompense). Le pèlerin a conscience de participer à cette lutte, bien que n'étant pas combattant, tout en considérant que Saint Jacques est le type même de L'Amour et de la Majesté.

    - De cette troisième cause on ne peut séparer un autre facteur, l'attitude des rois du Nord de l'Espagne. Recréer la route et la protéger à mesure que progresse la reconquista est leur oeuvre et leur intérêt. Les rois des Asturies construisirent des sanctuaires puis le royaume de Castille protégea directement le pèlerinage. Ce royaume ayant ensuite été partagé (selon la coutume féodale et la coutume hispanique), il fallut refaire l'unité : Galice, Léon et Castille furent ainsi réunies au XIe siècle et au début du XIIe. Dès lors les rois favorisèrent le pèlerinage en assurant la sécurité. A la fin du XIe siècle, les dangers viennent plus des bandits (Basques surtout) que des infidèles. Les énergies se tournent d'ailleurs à cette époque vers l'Orient et la reconquête devient plus affaire purement espagnole, libérant ainsi le pèlerinage de toute équivoque politique. Les rois d'Espagne le favorisèrent aussi, mais ensuite - car seul un temps de paix pouvait permettre de telles entreprises - par la construction de routes et de ponts. A la fin du XIIe siècle, l'entretien de la route sainte ne devait plus poser beaucoup de problèmes.

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    La cathédrale de Compostelle

    - L'influence de Cluny a-t-elle été le facteur déterminant ou un élément de développement parmi les autres ? Voici une question qui fit couler beaucoup d'encre ! Certes, beaucoup ont aidé les rois d'Espagne dans cette oeuvre chrétienne de reconquête et d'organisation du pèlerinage ; mais faut-il croire au rôle prépondérant de Cluny dans une telle oeuvre, comme Joseph Bédier et Emile Male l'ont montré ? Beaucoup vont dans ce sens. Cependant si l'on ne peut nier l'importance de Cluny dans l'histoire religieuse de l'occident par sa puissance incontestable (surtout aux XIe et XIIe siècles) son rayonnement spirituel et artistique, on doit tenir compte aussi, avant la période clunisienne, du rôle d'autres ordres religieux, mais les pèlerins étaient encore peu nombreux et ces établissements religieux furent ruinés par les Sarrasins. Néanmoins aux côtés de Cluny et après lui d'autres institutions et ordres s'implantèrent en Espagne. Outre les ermites qui eurent toujours un rôle plus ou moins apparents, les chanoines réguliers de Saint-Augustin (à Roncevaux par exemple), au XIe siècle l'ordre de Saint Jacques de l'épée rouge pour la protection des pèlerins, puis cisterciens et prémontrés en Béarn et Espagne, au XIIe siècle moines blancs de Clairvaux en Galice et Castille, frères de Morimond en Gascogne et Castille, ordres militaires du Temple et de l'Hôpital, ordres espagnols d'Alcantara et de Calatrava... Notons aussi le rôle des Abbayes bénédictines autres que Cluny : la Chaise-Dieu par exemple, qui étendit son influence au Sud-Ouest et à la porte d'Espagne.
    S'il importait de nuancer ainsi l'importance de Cluny, on doit cependant convenir que sa pénétration fut précoce, vigoureuse et féconde comme le souligne M. Oursel. On sait de façon certaine qu'au XIe siècle le roi Sanche le Grand fit introduire la règle de Cluny dans deux abbayes navarraises (SAN JUAN de la PEÑA et OÑA). Cet appel à la lointaine abbaye s'explique par l'influence qui était déjà la sienne dans la vallée du Rhône, l'Auvergne et l'Aquitaine (et qui atteignait alors l'Espagne, de façon assez logique) et par les bonnes relations et même les liens d'amitié entre l'abbaye et ce roi.
    Les enfants de ce souverain continuèrent son oeuvre, favorisèrent la multiplication des créations clunisiennes et dotèrent l'abbaye d'un tribut annuel. L'apogée de cette influence clunisienne se situe certes dans le dernier quart du XIe siècle, sous le règne d'Alphonse VI de Castille, qui combla Cluny de dons et de privilèges, lui donnants entre autres cadeaux, Sainte Marie de Najera et le monastère Sainte Colombe de Burgos. Il avait d'ailleurs des liens d'amitié avec Saint Hugues de Semur, qui vint en personne célébrer les fêtes de Pâques à Burgos en 1090 ; à cette occasion le Tribut initial (1000 onces d'or) fut doubler. L'ordre eut donc grande influence (comme l'attestent aussi par la suite plusieurs voyages de Pierre le Vénérable) aux XIe et XIIe siècles, mais non le monopole de l'organisation du pèlerinage d'Espagne, tâche qui eût été en vérité trop grosse pour lui et à laquelle il fallut que beaucoup puissent contribuer. De même si l'on ne peut nier l'influence de Cluny d'abord au niveau plus humble de l'accueil des pèlerins soit en sa maison bourguignonne, soit en ses prieurés (beaucoup de pèlerins venus de l'Est (Polonais, Allemands, Lorrains, Flamands), passaient certes par Cluny), on ne peut nier non plus l'influence artistique de Cluny en Espagne.

    - Autre cause de développement : un ouvrage - le guide du pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle - qui n'a pas son pareil pour Rome ou Jérusalem. Ce fut un Best-Seller du XIIe siècle, à replacer, bien sûr dans son contexte. Il n'était pas question d'emporter avec soi, en effet, l'un de ces rares manuscrits, volumineux et plus coûteux que leur pesant d'or, mais certes beaucoup de pèlerins obéirent à ses directives : les renseignements qu'il donnait se transmettaient oralement, et l'on était certes fort aise de s'associer à un chef de troupe qui en connaissait les détails. Ce livre pose encore beaucoup de problèmes aux historiens ; nous n'avons hélas pas ici le temps de les présenter. Disons seulement que l'auteur est certes un moine poitevin - Aimery Picard de Parthenay - et que l'ouvrage fut rédigé entre 1132 et 1135. Il est précieux pour nous car il constitue une bonne évocation de la psychologie populaire du XIIe siècle religieux et même un certain apport à l'archéologie de quelques sanctuaires. Pour le pèlerin il donnait de fort utiles renseignements sur les étapes, les villes et régions traversées, les eaux bonnes ou mauvaises, les populations accueillantes et celles qu'il était préférable d'éviter (en cela il n'est guère indulgent, sauf pour les poitevins : ainsi les gascons sont dits bavards, ivrognes, moqueurs, mais charitables pour les pauvres...). Il cite aussi les sanctuaires à visiter et les reliques à vénérer, n'hésitant pas à s'écarter un peu pour conter quelque anecdote ; enfin la description de la ville de Saint-Jacques et de son sanctuaire occupe une grande place dans l'ouvrage.

    - Enfin la vogue des chansons de geste - soit la chanson de Roland, soit les chants épiques espagnols qui naquirent de la reconquête - ne furent pas sans favoriser la partance : c'est là un élément psychologique de l'âme médiévale que l'on ne saurait omettre.

    Evolution historique

    Afin d'avoir une vue claire de ce pèlerinage, il est utile de tracer un rapide schéma de son évolution historique.

    - Du IXe au XIe siècle le pèlerinage est celui des pionniers Godescale, évêque du Puy, accomplit le pèlerinage en 951 ; en 962, Raymond, comte de Rouergue, part et est assassiné dans quelque paysage désolé de la Navarre ou de la Galice. Certes à cette époque on dut suivre les côtes, entre la menace des pirates scandinaves au nord, des montagnards Basques au centre et des sarrasins au Sud ; on dut passer par Oviedo. Cependant la reconquête chrétienne sous les rois des Asturies et une période de tranquillité relative jusque vers 980 permirent ensuite de prendre la route, plus intérieure, qui deviendra le camino francès. Puis ce furent les raids d'Almanzor (d) qui repoussèrent plus au Nord cette route à la fin du Xe siècle.

    - Au XIe siècle cependant la reconquête reprend, aidée par les pré-croisades françaises et bourguignonnes (quatorze au XIe siècle). On reprend alors le vieux chemin, moins pénible. Au XIIe siècle, le passage par le col de Roncevaux redevient possible sans danger ; on construit des chaussées (ce qui s'est conservé dans la toponymie - Santo Domingo de la Calzada - et dans certaines légendes ou hagiographies). La cathédrale de Santiago, commencée en 1078, est achevée en 1122. C'est l'heure de gloire de Saint-Jacques, marquée par l'aide de Cluny et l'action des rois d'Espagne. De plus, ce qui est rare, la fortune de Compostelle reste assez égale jusqu'à la fin du Moyen-Age, où les confréries oeuvrent dans ce sens, tandis que les guerres, épidémies et troubles au XIVe siècle ne vont pas sans réveiller le nomadisme, les errances et l'esprit de pèlerinage, lors même que se développe le culte des Saints, sur place...
    Cependant c'est à cette époque que l'on voit apparaître des coquillards contre lesquels on doit sévir. Par la suite le pèlerinage qui reçoit toujours des pèlerins illustres (Stanislas Leczynski au XVIIIe siècle) semble moribond..., mais nous reprendrons quelque peu ceci en conclusion...

    Construction de Saint-Jacques de Compostelle, par Guillaume Cretin.jpg
    Guillaume Cretin, Chroniques francaises, Construction de Saint-Jaques de Compostelle
    France, Rouen, XVIe siècle
    Paris, Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits Français, 2820, folio 115 v°

    LE CLIMAT, LES HOMMES, LES ROUTES, LES RITES...

    Il importe maintenant de décrire le pèlerinage tel qu'en lui-même... Pour ce faire, il semble utile de voir quel climat social, psychologique et religieux a enveloppé cette marche, puis d'examiner les hommes et leurs actes au long de ces routes où s'est déroulée une épopée plusieurs fois séculaire.

    - Dès le haut Moyen-Age le chrétien a besoin de signes sensibles pour maintenir et promouvoir sa foi, d'où les pèlerinages aux tombeaux des martyrs (Sainte Foy, Saint Maurice par exemple) et le culte des reliques charnelles (cf dans la chanson de Roland ce qui contient Durandal)...
    Puis, tout au long du XIe siècle l'esprit de pèlerinage se développe : son point culminant est l'explosion de la première croisade. A l'inquiétude du haut Moyen-Age succède un essor extraordinaire, favorisé par la fin des invasions (Normands, Hongrois, Sarrasins) et l'apparition d'une monarchie plus stable en France et dans l'Empire, ainsi que par la reconquête espagnole. C'est l'ère commençante des grands défrichements, tandis que les villes se dilatent et que le commerce y reprend. Dans des cadres diocésains désormais fixés, et l'évangélisation à peu près achevée par la conversion des Normands, l'Eglise se consacre à l'instruction des fidèles et à l'approfondissement de leur foi. Elle était soucieuse également de sortir de la crise ecclésiastique née de la confusion de la fonction religieuse et de la situation temporelle des ecclésiastiques, selon les termes de Mr Pacaut dans la théocratie(e). Simonie et Nicolaïsme furent enrayés par la réforme grégorienne. On entre dans une période où le christianisme est bouillonnant, plein de vie et de sang nouveau : la foi s'approfondit dans les monastères comme Cluny en un didactisme si vivant qu'il confine parfois à la violence...
    La psychologie de l'époque rend cette foi inquiète, peuplée de forces mauvaises : le malin est toujours présent... La faculté de s'émouvoir, seul ou en groupe, amène à un comportement impulsif et violent, favorisé par le contact avec la nature et même par un certain nomadisme : au Moyen-Age la notion de domicile échappe longtemps aussi bien aux citadins qu'aux ruraux : on vit plus au soleil que dans sa chaumière ; de même on se déplace beaucoup - c'est un trait des peuples pionniers,
    des peuples jeunes - Gerbert d'Aurillac, les abbés de Cluny et Saint-Bernard, de santé faible mais brillant de passion, sont toujours par monts et par vaux. C'est dans cette ambiance qu'il faut replacer et comprendre l'action des saints qui bouleversent les vies et les évènements : Urbain II pleurant sur Jérusalem et entraînant l'assistance aux larmes au concile de Clermont, Bernard de Clairvaux dont les prédications étaient terribles et qui, si l'on en croit Michelet (f) calmait un peu dans l'explication du cantique des cantiques... son âme malade d'Amour... quand il avait jeté le souffle de vie sur la multitude. La splendeur des offices et la plénitude des chants et des cérémonies répondaient à ce besoin de ce que le professeur Rousset appelle : une manifestation sensible et directe des idées et des croyances (car la vue et l'ouïe primaient alors), à cette disponibilité à la grâce selon le mot de Mr Oursel. L'âge de Saint Louis, la période classique du Moyen-Age, le siècle des cathédrales de Monsieur Gaussin (g), a calmé et ordonné ce bouillonnement, mais la spontanéité en est restée, bien que l'esprit de croisade se soit attiédi : puis - nous l'avons signalé - une sorte de réveil a eu lieu au XIVe siècle, en rapport avec les malheurs du temps, réveil qui donne des analogies curieuses avec le XIe siècle...

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    Les chemins de Saint-Jacques de Compostelle

    - Qui est donc le pèlerin médiéval ? Mr Labande nous a donné une définition, que Mr Oursel a complêtée : c'est un chrétien qui, a un moment donné, a résolu de se rendre en un lieu sacré et à ce voyage, a subordonné l'organisation de son existence. Il s'agit donc d'un acte spontané, et désintéressé par lequel on abandonne son milieu - au sens large de ce mot, c'est-à-dire le cadre extérieur de sa vie et tout ce qu'il y a en nous d'intérieur qui est touché par lui - pour se rendre à un tombeau. Ce voeu est une décision héroïque inspirée par des motifs matériels (désir de guérison ou action de grâces) ou moraux et religieux : désir de renouvellement interne de la personne. En effet on part absous et repentant, désirant satisfaire davantage en fait de pénitence et l'on prie en route pour créer en soi l'homme nouveau dont parle Saint Paul. Or cela n'est possible que par le refuge dans des conditions très différentes des conditions normales de vie : le pèlerinage permet l'accession au désert (c'est au Sinaï, après la longue marche d'Israël dans l'exode que parle l'Eternel), à la mort au monde, afin d'atteindre nette espèce de mort en Dieu dont parlera plus tard Saint Jean de la Croix. La mort n'est en effet pour l'homme médiéval - du moins celui de la période du midi de Génicot - ni la hideuse camarde (h), ni le squelette dansant du XVe siècle que l'on peut admirer en l'abbaye Casadéenne : c'est plutôt une sorte d'accomplissement du douloureux chemin de la vie qui ouvre avec douceur à l'Eternité. C'est donc l'esprit de pénitence et l'esprit de prière - causa paenitentiae, causa orationis - qui poussent au départ en pèlerinage.
    Le mot pèlerin vient de peregrinus (=l'étranger, l'homme en voyage, celui qui n'a pas le droit de cité, à Rome) ; il prend dès le XIIe siècle son sens religieux. Celui qui se rend au pèlerinage Galicien est appelé Jacquot, jacquet ou jacquaire. Dante dit cependant que n'est pèlerin que celui qui va à Saint Jacques car seul cet apôtre a eu une demeure pérégrine : le Moyen-Age fut symboliste passionnément (Alphandery).
    De façon générale il y a un costume propre au pèlerin ; l'iconographie nous aide à l'imaginer. Le pèlerin portait un long manteau (une pèlerine), un chapeau rond à larges bords, un bâton de marche (ou bourdon) une besace (ou escharpe) et une escarcelle. Il laissait pousser sa barbe et ses cheveux et allait nu-pieds ou déchaux, c'est-à-dire non pieds-nus mais en sandales découvertes, ainsi fit Joinville... Le départ engage déjà
    beaucoup le pèlerin. Certes la pauvreté y est recherchée (pauper sum et peregrinus dit Saint Alexis dans la Légende Dorée de Jacques de Voragine), De larges aumônes sont (et doivent) être faites, des legs importants sont faits (car beaucoup testent avant de partir : nombreux sont ceux qui mouront en route !). Mais, si le dépouillement préalable est nécessaire, le voeu doit être accompli et le pèlerinage oblige à ne pas partir les mains vides : Guibert de Nogent nous rapporte que tous recherchent de l'argent, soit en vendant leurs biens, soit en empruntant à des monastères.
    Ayant fait bénir son bourdon et son escharpe en l'église de sa paroisse, le pèlerin se rend en un point de rassemblement, tel Le Puy, ou Saint-Gilles...
    L'idéal est de partir seul et à pied. Il semble qu'en fait on ne partait guère seul car la chose était périlleuse et la solitude morale néfaste. On partait à pied le plus souvent (cf l'iconographie) ; beaucoup cependant pèlerinèrent à cheval : en Scandinavie le pèlerinage était désigné par la périphrase chevaucher vers le Sud, mais peut-être les textes parlent-ils là surtout des clercs et des Nobles. On partait donc en troupes et, dès lors, le temps n'existait plus : lenteur et persévérance sont le symbole de la vie même, marche vers la cité de Dieu. Dénuement, acceptation et fraternité président à cette marche dont les couleurs riantes et agrestes (de la légende) donnent une vue faussée : le pèlerin est une sorte de vagabond aux vêtements malodorants, crasseux et suant qui, même bien accueilli, n'est jamais tout à fait chez lui. Mais il n'est pas non plus un triste bigot il n'a certes peur ni des jurons sonores, ni des plaisanteries plus ou moins grivoises, ce qui ne l'empêche pas de méditer, de prier et de chanter.. foi vivante d'hommes épanouis...

    - Après les hommes nous devons voir les routes. Nous avons constaté des fluctuations dans le parcours espagnol des pèlerins, à cause de difficultés politiques. En France, en revanche, l'itinéraire fut assez vite fixé dans ses grandes lignes. Le guide nous renseigne sur ces grandes routes au XIIe siècle. Il commence ainsi : Quatuor Viae sunt... En effet quatre routes - au sens d'itinéraires - partaient de Tours, du Puy, de Vézelay et de Saint-Gilles. Trois d'entre elles se rejoignaient à Ostabat, dans le Pays Basque : celle de Tours (qui conduisait par Paris et Chartres, pèlerins du Nord, des Flandres et d'Angleterre. Vers Sainte-Hilaire de Poitiers, puis le pays basque) celle de Vézelay (qui acheminait au sanctuaire de Marie Madeleine à Ostabat, par Saint Léonard et Limoges les pèlerins de Bourgogne, d'Allemagne, d'Europe centrale et orientale), enfin celle du Puy, par l'Aubrac, Conques et Moissac...
    La quatrième, partie de Saint Gilles, menait les pèlerins, par Montpellier, Toulouse et les Forts d'Aspe jusqu'à Pont-la-Reine (Puente-la-Reina), en Espagne, où les quatre routes n'en faisaient plus qu'une seule : le camino francès : le chemin français de Compostelle. On traversait ainsi la fraîche Navarre par Pampelune et Estella, la Vieille-Castille plate et sèche par Burgos, le plateau de Léon avec la belle cathédrale de Santa Maria de Regta, et par la Galice si semblable à notre Bretagne - c'est là aussi un Finistère de l'Europe - on arrivait à Saint Jacques.
    Dans le détail, bien sûr, d'innombrables variantes étaient possibles, suivant que l'on voulait visiter tel ou tel sanctuaire (ainsi ceux qui, dans notre région, voulaient se rendre au sanctuaire de Saint Julien de Brioude ou à celui de Saint Robert, à la Chaise-Dieu, ou que l'on voulait tourner telle ou telle difficulté (l'Aubrac par exemple).
    L'étape quotidienne qui - par sa longueur - déterminait la place des gites et relais est un élément important de l'étude du pèlerinage.
    L'homme médiéval avait certes plus de capacité et d'endurance que nous, car une intense sélection naturelle et une forte mortalité infantile ne permettaient qu'aux organismes vigoureux de vivre. Tenant compte de ceci, on peut penser que le pèlerin qui marchait sept à huit heures par jour faisait trente à quarante kilomètres en plaine ou terrain facile, trente en terrain accidenté. Les routes étaient d'ailleurs moins les vieilles chaussées romaines, plus ou moins conservées et insuffisantes, car non adaptées aux besoins nouveaux et desservant surtout les grands axes, que ces chemins médiévaux - bien conservés encore de nos jours dans les régions montagneuses assez reculées - dont les caractéristiques sont : un tracé capricieux, un empierrage souvent inégal, des ornières profondes, une largeur constante et médiocre, des croix et des talus sur les bords. Ils vont de paroisse en paroisse et de paroisses en châteaux. N'oublions pas que la hantise du pèlerin est dans certaines régions de se perdre (Aubrac) et partout d'être attaqué...
    Les cols et les ponts, ponts de franchissement peu nombreux et essentiels, déterminent la route du pèlerin, le long de laquelle lieux de culte et d'hospitalité s'égrènent. Les cols furent, vers l'Espagne, le Somport d'Aspe, puis, plus tard, le col d'Ibañeta et le défilé de Roncevaux, plus à l'ouest. Les ponts, dont la construction était considérée comme une oeuvre pieuse au Moyen-Age, sont des points de rassemblement - cela se conçoit fort bien - de routes : ainsi dans le Massif Central à Entraygues, Estaing et Espalion sur le lot pour les pèlerins entre le Puy et Conques, ou encore à Pont-la-Reine en Espagne où un pont (que l'on peut y voir encore aujourd'hui) commençait le camino...
    Entre les carrefours que ponts et cols constituaient, on ne bornait pas, comme à l'époque romaine, les voies de circulation. Une exception à cela cependant (dans une certaine mesure) les Montjoies, c'est-à-dire des pierres empilées sur les collines remarquables et, par extension abusive de ce terme, les buttes d'où l'on découvrait une ville de pèlerinage. On appelait aussi Montjoie les balises rudimentaires dressées le long des pistes dangereuses (dans l'Aubrac par exemple), autre signal pour l'homo viator : les croix de chemin signalent belvédères et carrefours. La route est enfin constellée de chapelles et oratoires routiers à l'entrée des cimetières, des défilés et des gorges, aux carrefours, sur les belvédères, au pied d'une rude montée, ou encore au sortir des zones dangereuses et au sommet des cols, exorcisant la peur ou permettant de rendre grâces à Dieu. Toute ces chapelles peuvent servir le cas échéant, d'abri provisoire ou de refuge et sont desservies ou non par un ermite.
    De fait - et c'est là un point important dans l'examen du chemin - il y a des maisons spécialisées pour l'accueil du pèlerin : hospices et hôpitaux routiers qui ne sont pas destinés aux pèlerins fortunés, mais constituent une preuve de plus de l'attachement du Moyen-Age, par bien des côtés, à l'éminente dignité des pauvres chère au coeur de Bossuet. Il s'agit de maisons d'accueil pour les pèlerins, d'hôpitaux gratuits pour pauvres et malades et de sorte de centres de secours de rôle général ou local (ainsi dans l'Aubrac, au XVIe siècle encore, l'hospice d'Aubrac distribuait l'aumône dite ordinaire chaque jour à 1000 ou 1500 personnes, pour la plupart autochtones). Le pèlerin mort en route est assuré grâce aux hospices d'avoir une sépulture en terre bénite et l'on sait l'importance de ceci pour l'homme médiéval. A Roncevaux un charnier existe encore aujourd'hui : près de la petite église des pèlerins ; là les jacquaires morts dans la région étaient ensevelis. De plus chaque hospice veillait à la sécurité de la route dans les environs. Les grands hospices de la route de Compostelle étaient Sainte Christine des ports d'Aspe (au Somport) et surtout Roncevaux, dont la Renaissance est du XIIe siècle, celui d'Aubrac (fondé en 1120 par le Vicomte de Flandre), enfin un grand nombre dans le sud-Ouest de la France, et ceux de Los Arcos, Cebrero et Compostelle en Espagne. Des ordres monastiques (chanoines de Saint-Augustin, hospitaliers, frères de l'ordre de Saint Antoine, ordre de Saint Jacques de l'épée Rouge) desservaient ces hospices.

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    Coquille St-Jacques

    - Nous avons vus les acteurs et le décor - les hommes et les chemins - étudions maintenant l'Action, c'est-à-dire les rites et les gestes du pèlerin. Le Guide auquel il faut toujours revenir nous signale trois rites :

    Ce transport d'une pierre à chaux était l'offrande du pauvre au sanctuaire, symbole spirituel... Le riche offrait ce qui a constitué le Trésor de tous les grands sanctuaires... Tous ces gestes peuvent paraître ostentatoires, mais ils ont un tout autre relief si l'on tient compte de la foi très vive du Moyen-Age et si l'on se garde d'oublier qu'une religion véritable comporte des rites, comme tout ce qui a une vie longue, solide et réelle.
    En fait l'effort du pèlerin c'est d'abord sa route qu'il doit faire en préservant l'état de grâce qui a déterminé son vœu : des chansons de marche et plus encore la prière, la méditation et le Rosaire l'y aident. Il est curieux de constater que dans une religion qui comporte tant de rites le pèlerinage soit aussi éloigné de toute chose réglée étroitement et le pèlerin aussi libre. Hormis les quelques rites signalés supra, le pèlerin organise lui-même son pèlerinage, soutenu bien sur partout et toujours par la forte structure de l'Eglise qui a organisé - comme nous l'avons vu - le pèlerinage (Indépendance de la foi populaire !).
    On arrivait avant saint Jacques à un promontoire (le Montjoie) et c'était une course folle pour parvenir le premier au sommet de ce promontoire ce qui permettait de désigner le roi du pèlerinage, titre honorifique surtout... On arrivait ensuite dans la ville de l'apôtre et c'étaient grandes liturgies, ambiance fort chaude et animée, prières et aumônes. On adorait le tombeau (au sens de l'adoration de la Croix) ; on achetait là des coquilles Saint Jacques, objet souvenir (comme aujourd'hui l'on rapporte un portrait du Saint Père de Rome), commerce fort contrôlé par les autorités d'ailleurs.
    On pouvait aller aussi les chercher à El Padron, port qui se trouve à une trentaine de kilomètres de Saint-Jacques. De cet insigne profitèrent les coquillards par la suite ; il donnait des égards au pèlerin véritable et aussi aux faux pèlerins (les dits coquillards).
    Le pèlerin revenait, peut-on supposer, l'âme pleine de merveilles incommunicables, étranger (c'est le même mot que pèlerin !) pour le reste de ses jours sur cette terre. Beaucoup - si l'on en croit Raoul le Glabre - souhaitaient mourir avant le retour car, étant allé aussi loin sur le chemin des Espagnes et sur celui de la foi, ils craignaient de retomber dans le péché en se retrouvant dans leur cadre familier. Aussi prenaient-ils l'habit monastique en Terre Sainte ou en Espagne, après leur pèlerinage. Mais nous sommes là dans l'examen des âmes fortes et à côté d'elles qui allaient aussi loin, beaucoup revenaient apaisés et joyeux, car un tel voyage leur avait donné des occasions multiples de recevoir la grâce de Dieu. On peut supposer que de retour chez eux, ils jouissaient d'une sorte de prestige analogue à celui du Hadj musulman (= celui qui a fait le voyage à la Mecque).

    Il resterait à parler de l'influence du pèlerinage sur l'art. C'est là un ensemble complexe où diverses théories s'affrontent. Nous ne pouvons ici les examiner, car le temps manque, hélas. Disons seulement que le pèlerinage a permis de multiples influences et prenons un exemple dans notre région ; le Puy, où les contacts avec l'Espagne chrétienne et même musulmane (Cordoue) sont manifestes ; Estella en Navarre, honore encore aujourd'hui en une église fort moderne (mais qui a remplacé une plus ancienne) et sur un piton - tout comme la capitale Vellave - une Vierge qui est celle du Puy. Les pèlerins espagnols furent nombreux au Puy pendant tout le Moyen Age et le nom d'une rue et la présence d'une croix attestent encore que de là les jacquaires partaient pour la Galice.

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    Saint Jacques

    L'Ampleur de ce phénomène énorme pour l'occident - le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle - se mesure dans l'économique et le social et plus encore dans l'art (théorie des grandes églises de pèlerinages) et la littérature (relations pèlerinages-chansons de geste). Je veux souligner par là à quel point l'idée de pèlerinage et le pèlerinage lui-même sont au coeur de l'histoire médiévale.
    Mais Compostelle dépasse le cadre de l'histoire médiévale, tout comme la démarche même du pèlerin dépasse son cadre - le temps - pour anticiper l'Eternité.
    En effet, à moyen terme, la portée de Compostelle reste grande : ni la réforme austère et moralisante, ni le XVIIIe siècle sceptique et jouisseur n'ont tué l'esprit de pèlerinage. Le XIXe siècle, inquiet, le XXe, angoissé, renouent avec la tradition jamais éteinte : au XIXe siècle on retrouve les restes de l'apôtre, que l'on avait dû cacher au XVIIIe siècle et la papauté entérina cette redécouverte, tandis que le renouveau des études littéraires, historiques et archéologiques créait un mouvement intellectuel. Ce qui attira des touristes, mais aussi des pèlerins en plus grand nombre.
    A long terme Compostelle reste importante : le pèlerinage attire toujours des foules nombreuses ; il garde une allure de Kermesse et de religiosité : sacré et profane, mysticisme et émotivité s'y mêlent. Mais le mouvement de la rue le jour et surtout la nuit, dans un pays où l'on vit tard ne fait pas oublier les pèlerins agenouillés sur les dalles et la liturgie qui prend tout l'homme. Nul jugement n'est à porter ; il semble préférable de regarder ce pèlerinage un peu comme sa cathédrale où le Baroque foisonnant recouvre un style Roman très simple dans sa structure. Avec Mr de la Coste-Messelière, on peut penser que la signification profonde du pèlerinage actuel est une sorte de retour sur lui-même d'un Occident bousculé. Ainsi parallèlement à Rome, capitale du catholicisme et Jérusalem, celle de l'œcuménisme, Saint Jacques ne serait-elle pas une sorte de place-forte spirituelle de l'Europe et un point de départ symbolique vers des mondes nouveaux ?

    Maurice Delorme

    Notes :

    (a) : Nous n'aurons hélas pas le temps d'aborder le problème des monuments que nous a laissé un mouvement d'une telle ampleur mais c'est là un point essentiel - fort controversé du reste - de l'étude de ce pèlerinage ; voir à ce propos l'ouvrage de Mr Oursel dans la collection Résurrection du passé chez Fayard et d'autres ouvrages conseillés ici. (retour)
    (b) chiffres certes symboliques, comme 3 ou 7 (retour)
    (c) au sens latin de invenire : trouver, retrouver (retour)
    (d) ou Al Mansour (retour)
    (e) Marcel Pacaut ; La Théocratie ; Aubier-Montainge, 1957. Voir aussi L'ordre de Cluny, Fayard, 1986 ; et L'âge roman, Fayard, 1969. (retour)
    (f) Même Michelet ! (retour)
    (g) P. R. Gaussin, Le siècle des cathédrales, Fayard, 1967 (retour)
    (h) Camarde : La Camarde est une figure allégorique de la Mort représentée généralement sous les traits d'un squelette. (retour)


    Bibliographie

    Parmi les ouvrages consultés pour cette présentation sont plus spécialement conseillés quelques ouvrages assez généraux et classiques :
    Ainsi qu'une foule d'autres ouvrages, beaux albums de photos ou de récits, témoignages de Jacquaires de jadis ou naguère, dont :
    Il conviendrait en outre, pour qui s'intéresse à Compostelle, de consulter les parutions et articles des nombreuses associations régionales et nationales (pas seulement françaises) qui sont fort actives.

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